programme du 21 Décembre 2011 au 31 Janvier 2012








É V É N E M E N T S

RETROSPECTIVE KUBRICK

Soirée de ClôtureVendredi 6 Janvier 20h00
en présence de 
MICHEL CIMENT
 
 et projection en numérique de 

Shining possède la double caractéristique des grandes oeuvres cinématographiques : un harmonieux et cohérent réseau de sens qui comblent et excitent l’analyste, et une extraordinaire efficacité fictionnelle qui fait jubiler le cinéphile. Ajoutons à cela l’interprétation diabolique de Jack Nicholson, le choix magistral des seconds rôles, la qualité inouïe de la bande-son, l’orchestration impeccable d’une photographie rythmée par des travellings longs comme des fugues, le décor somptuaire et nécrophilique de cet hôtel monumental. Ignacio Ramonet, 22/10/1980

Fritz Lang, John Ford, Stanley Kubrick, Elia Kazan, Federico Fellini, Roman Polanski, ... Michel CIMENT les a tous approchés, tous connus. Il était là pour interroger, après la sortie d'Orange mécanique, l'intouchable Stanley Kubrick. « Je le vois encore dans son duffel-coat, pas du tout apprêté, timide même, modeste, l'humour sardonique mais sans chercher les pirouettes verbales pour fuir les questions, au contraire il était toujours en quête du mot juste. » Ils se sont revus, longuement encore, après Barry Lyndon puis après Shining . De ces rencontres Michel Ciment fit un livre où il démontrait, sous l'apparente discontinuité de ses films, la cohérence dans l'oeuvre du maître.

Dossiers, conférences, entretiens, images... sur : 
retrokubrick.blogspot.com 







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CECI N'EST PAS UN FILM
Mardi 17 Janvier  20H30

En Partenariat avec la Ligue des Droits de l'Homme

En présence de
Henri ROSSI
Président de la LDH Cannes-Grasse


Depuis des mois, Jafar Panahi attend le verdict de la cour d’appel.
Condamné, par les autorités de son pays, à six ans de prison et à vingt années d’interdiction d’exercer son métier. Assigné à résidence en attendant le verdict de la cour d’appel, il est devenu un « homme empêché ». Avec la complicité de son confrère, le documentariste Mojtaba Mirtahmasb, il veut, à travers une journée dans son quotidien de reclus, tenter de poursuivre son chemin, coûte que coûte.


Comment, quand on est réalisateur, faire un film depuis son appartement, sans caméra, sans chef opérateur, sans preneur de son, sans…rien ? En vivant en Iran, interdit d’exercer son métier. En livrant à la petite caméra DV d’un ami, autre réalisateur, sa frustration. Et en la tournant naturellement en force créatrice. Parce qu’il a ça dans le sang, Jafar Panahi. Finalement, de ces bouts de rien travaillés par un montage haletant, Panahi et Mirtahmasb livrent un objet filmique inattendu, qui n’est rien d’autre que tout ce qu’on attend du cinéma. Ceci n’est pas un film est le cri de rage d’un cinéaste empêché. Ceci est la force, l’angoisse et la beauté d’un geste cinématographique hors cadre. Ceci est tout un monde dans un objet filmique inattendu. « Un film n’est jamais ce qu’on raconte, mais ce qu’on réalise. » Précisément. Jafar Panahi a réalisé Ceci n’est pas un film, mais ceci est un FILM… et un grand !  Sarah Elkaïm

« L’événement du dernier festival de Rotterdam, ce n’était pas un film mais un cinéaste. Impossible d’oublier la première apparition dans le hall du Louxor, alors qu’on venait juste de voir son court métrage Pirosmani, de ce petit homme trapu, à la barbe blanche, qui, un bouquet de fleurs à la main, entouré de son ami Pelechian, avec sa casquette Front popu, et du géant Hubert Bals, dévorait du regard les visages qui l’encerclaient, heureux, ému jusqu’aux larmes, allant même jusqu’à s’excuser de ne pas avoir de cadeaux pour tous ceux qui l’avaient attendu.
Rencontrer un cinéaste pour la première fois, c’est éprouver ce plaisir de découvrir la ligne d’échéance, secrète, intime, qui relie l’homme à ses films. Du cinéma de Paradjanov, je dirais qu’il est l’approbation de l’art jusque dans la vie.
De l’homme, celui qui préfère aller chiner aux puces de Rotterdam, flâner au marché aux fleurs, acheté des vases de Delft, j’ajouterais qu’il aime l’art, sous toutes ses formes, comme Boudu la vie : d’une manière exubérante, concrète, truculente, facétieuse, boulimique, contagieuse. L’art, avant d’être une idée, un concept (la beauté), participe de la vie, de son souffle. C’est un plaisir, une fête, une jouissance partagée. L’homme m’a frappé par sa générosité (il ne reçoit rien sans offrir en retour, tout pour lui est don, cadeau, échange sans fin, « potlach »), sa chaleur, son avidité à respirer le bonheur présent, loin de l’amertume du passé. Bref, ce conteur-bateleur déroute, charme, ensorcelle. En un mot, à l’image de ses films, magique. »  Charles Tesson Cahiers du cinéma n. 410,  Septembre 1988.






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CINE  BISTROT  PHILO

Mardi 10 Janvier 19H00

Le Don : Pourquoi donner ?

Soirée et débat animé par 

Benoit SPINOSA 
(philosophe et auteur de Pourquoi donner aux éditions ALEAS) 
et 
Vladimir BIAGGI 
(Philosophe) 


En partenariat avec la MJC, la Médiathèque de Martigues et la librairie l’Alinea.

Que signifie le don dans un monde qui marchande tout, qui soupçonne toute générosité d’être intéressée et hypocrite, qui voit dans la gratuité une absence de valeur ? Pourtant, sans attendre de contrepartie, le don appelle le don, et la relation se crée, le lien étant alors plus fort que les biens. Boucle étrange, énigme du don. 
Il y a des gens qui prennent, qui gardent pour eux, qui refusent un bonjour, qui parlent pour faire taire, qui répliquent pour humilier, qui, à la générosité offerte, répondent par le sarcasme, la bêtise malveillante ou la vanité militante. Ces postures de haine, qui s’interdisent l’avenir, rappellent que la boucle du don reste l’effort tenace que l’humain produit pour échapper aux ombres de la mort.

Le DEBAT sera suivi d’un BUFFET et d’un
 





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C’est un film à deux balles. En monnaie d’aujourd’hui, selon le slogan «vendeur» de Donoma et, sans tenir compte de l’inflation, un film à 150 euros. A ce tarif, ni Djinn Carrénard, auteur, producteur, réalisateur, cadreur monteur et chef de troupe, ni sa dizaine de comédiens n’ont pu espérer se remplir la panse avec un salaire à la fin du tournage. Une économie de la pénurie et de la démerde, en elle-même respectable, mais qui n’est pas forcément synonyme de chef-d’œuvre. Si Donoma nous accroche, nous intrigue, c’est précisément qu’il ne fait pas la manche même s’il tend la main vers ceux qui, généralement, sont interdits, sinon d’images, du moins de fiction. Disons que lorsque la fiction s’empare de ces sujets dits «sociaux» cela donne de plus en plus des grosses productions issues du star-system vantant les vertus de la misère sympa et pratiquant le tour de passe-passe d’une disparition magique des problèmes de classes.
Dans Donoma, les personnages ne sont pas aimables - entre autres, une prof agitée du bocal, un élève de ZEP ramenard, une jeune fille mystico-boudeuse, un jeune homme parasite et vaguement mythomane. Le film brasse des affaires de dragues, de couples et de ruptures. Mais, alors, qu’est-ce que Donoma apporte de si singulier, pourquoi donne-t-il à ce point le sentiment d’ouvrir brutalement les fenêtres pour faire entrer le vent frais d’une génération mal disposée à l’égard des vieux tabous professionnels, des doxas esthétiques usées jusqu’à la corde ?
Lascar. Djinn Carrénard ne connaît personne dans le cinéma pro, il a recruté, dit-il, ses acteurs parmi ses amis et sur Facebook. Il n’a pas fait la Femis, il a écrit un scénario et des dialogues, mais s’est bien gardé de les donner aux acteurs. Bien que hors système, il a adopté sans complexe la technique des projections-tests afin dit-il «de casser le mur entre le cinéma grand public et le cinéma d’auteur». Son film se déverse en un flot d’énergie qui est aussi une tentative d’épuisement : des situations, du langage et du plan quand, manifestement, le réalisateur laisse courir non seulement la parole mais aussi sa caméra, jusqu’à jouer avec nos nerfs au risque de l’exaspération.
D’ailleurs, Donoma n’a cessé, au fil de ces derniers mois, de changer de montage et de forme. Présenté dans la section Acid en mai 2010 à Cannes, il a depuis muté plusieurs fois. Les projections de presse montraient une copie de travail, et la version finale, qui sort aujourd’hui en salles, s’est vue augmentée d’un personnage de psy qui n’apparaissait pas auparavant. Ce work in progress est un beau symptôme du film dont on sent la matière vivante.
On entre dans Donoma par la porte du réalisme banlieusard, mais rapidement on saute sur de nouveaux personnages, des récits gigognes, emportés par un art de la diagonale comme ligne directrice ou force motrice. Chacun vaque à son identité de personnage, mais en déjoue toutes les prévisibilités programmées. Le lascar macho et fort en gueule est pris à son propre piège de virilité prématurée (il est censé avoir 17 ans), la prof n’est ni une sainte de l’Education nationale ni une allumeuse, sa passion l’a déborde en tous sens, l’ado difficile ne se contente pas de se ronger les ongles, elle se réveille en sang en proie à une violente crise de mysticisme, la bobo photographe et son compagnon black à la coule sont embringués dans des négoces domestiques assez tordus…
Perdition. Il y a quelque chose de belliqueux dans les rapports entre hommes et femmes tout au long du film, et Djinn Carrénard permet à ces dernières d’avoir physiquement et crûment le dessus. La modernité du projet s’inscrit dans la géographie de batailles sentimentales, de rivalités amicales qui semblent toutes fédérées par une sorte de perdition, un sans toit ni loi appliqué à tous les rapports, qu’ils soient sociaux, sexuels et amoureux. Des paumés ? Sans doute pas. Plutôt une cohorte d’enfants perdus, tel ce jeune skin priant tous les jours dans le RER et engueulant Jésus dans une église parce qu’il ne lui accorde pas le moindre signe.
Par-delà le prosaïsme des intrigues, naît un danger de folie collective autrement plus grave que les failles et déraillements individuels. Ce en quoi Donoma relève de la vision et d’une sorte de sagesse très contemporaine. Le monde va peut-être à sa perte, et il n’est pas nécessaire de l’encourager.
Quelle que soit l’amicale qui s’est créée autour du film et son habileté à manier le vocabulaire de l’antisystème («sortie guérilla», «buzz movie»…), elle ne suffit pas à exprimer le poids réel du film. Donoma, en fait et sans se soucier outre mesure de ses secrets de fabrication, est tout sauf bricolé. Ce qui impressionne au contraire dans ce premier long métrage, c’est sa maturité et l’acuité du regard qu’il porte sur l’époque. Jeux des acteurs plus que saisissants, montage virtuose entrelaçant les fils narratifs, effet de transe progressive.
Le cinéaste a cherché pendant plus d’un an un système de distribution synchrone avec ses façons de franc-tireur (lire ci-contre). Finalement, après achat du film par Arte, il s’est associé avec Commune Image Média, afin de le sortir lui-même. Espérons que cette aventure préfigure une manière totalement renouvelée de penser, de fabriquer et de promouvoir un cinéma indépendant qui travaille à nouveau sans filet et dans l’excitation du saut périlleux. Gérard Lefort & Didier Péron


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Présenté par Béla Tarr lui-même comme son ultime opus, Le Cheval de Turin est effectivement une oeuvre terminale, où tout paraît s'offrir à la lumière d'une mort annoncée, d’une extinction prochaine. Et néanmoins il est difficile de résumer le film à ça, tant chaque plan apparaît avant tout comme témoin d’une vie encore à faire. Soit, à partir d'un synopsis sombre et minimaliste (contraints à ne plus quitter leur ferme en raison d'une tempête interminable, un père et sa fille survivent comme ils peuvent, au jour le jour), mettre en perspective les bénéfices dramaturgiques de l'impasse. Thématique et esthétique de la résistance des parias certes en droite ligne des obsessions du cinéaste (c'est même ce qui fait l'essentiel de sa réputation, depuis la découverte de son monumental Tango de Satan en 1994), mais jamais matérialisées avant ce film de manière aussi frontale et épurée.

Le Cheval de Turin ne triche pas sur ses intentions. L'origine et l'horizon de son spectacle sont les mêmes : Béla Tarr joue, au moment de faire ce dernier film, la carte de la synthèse. Nulle autre péripétie que celle d'un pur statu quo ; sous la surface du plan séquence, rien d’autre que son immanence. Et ce n'est certainement pas l'apologue inaugural (un carton accompagné d'une voix off relatant l’histoire fameuse de l’effondrement de Nietzsche, après sa violente crise d’empathie pour le cheval du titre) qui viendra voiler l'extrême transparence de son récit. L'ouverture donne le ton : un impressionnant plan séquence faisant corps avec l'effort dudit cheval de Turin, tirant ses maîtres sur fond d'une musique lui collant presque à la peau. Mais si ce préambule raccorde parfaitement à l'ensemble des autres scènes, il tient aussi lieu de fausse piste (la seule). Le quotidien de la bête de somme ne sera pas le véritable ancrage de la dramaturgie. Du cheval, il sera certes plus d'une fois question, mais ni lui ni Nietzsche ne seront le corps du film. Ce sont bien sûr ses maîtres, les paysans, qui intéressent le cinéaste, et avec eux la possible représentation d'une éternelle misère humaine, l'accompagnement mi empathique mi distancié de personnages pour qui vivre devient le dernier combat.

Plus précise que jamais, la mise en scène dessine de purs blocs d'espace-temps. Soit, très précisément, l'articulation de trente plans de cinq minutes, portés par l'ambition un peu casse-gueule de retranscrire la sensation physique de l'écoulement de la vie humaine. Le père et la fille, assignés donc à résidence en raison de la météo, mais aussi en raison du refus du cheval de se nourrir, comme en révolte à sa condition, seront alors, dans ce cadre – à deux irruptions près dans leur quotidien sans événement –, les seuls vecteurs de cette tragédie d'un faux mouvement. Plus encore que dans ses réussites les plus récentes (les magnifiques Harmonies Werckmeister plutôt que le laborieux Homme de Londres), le film définit par la structure même de ses plans ce que veut dire tenir debout, résister avec la santé qu'il reste au poids d'une destinée plus forte que nous, le père et la fille ne présentant, au fil des six jours traversés par le récit, d’autre qualité que celles dévoilées par les faits.
On peut, évidemment, s’impatienter un peu une fois compris (très vite) que Béla Tarr n'ira pas, cette fois, au-delà de la démonstration calme de sa virtuosité. Longtemps, malgré l’impeccable maîtrise du cadre (de sa part, c'est la moindre des choses), et bien que les plans saisissent par leur dimension purement hypnotique, une inquiétude se profile. Le Cheval de Turin laisse planer cette inquiétude une bonne heure durant, tandis que se confirme cette mise à plat un peu arrogante de ses ambitions. La boucle, la monotonie lui tenant lieu de fil narratif n'aboutiront-ils pas au piétinement ? C'est pourtant de cette résistance à toute perspective de transcendance, à toute logique de variation, c’est de ce choix d’user son dispositif jusqu’à la corde, que résulte, au fur et à mesure, l'émotion la plus pleine.

Tout ici est en effet joué d'avance. Les personnages tournent en rond, ne disposant d'aucune ressource, à l'abri de toute promesse de lutte ou d'échappée. Mais l'impasse, on le disait, n'est-elle pas la condition profonde de la mise en scène de Béla Tarr ? Son cinéma a-t-il jamais été inspiré par autre chose que la confrontation du corps à la pesanteur, un intérêt persistant pour la survie des mortels à l'obstruction des perspectives ? La scénographie faisant ici loi ne s'offre pas pour la seule ivresse de son installation, mais comme l'ultime espoir pour ce monde là, celui du désastre au travail, de malgré tout se trouver une forme. Se cache même, osons le mot, une sorte de burlesque minimal dans ce jeu trouble de la répétition.

Le père, privé de l'usage d'un bras, tel un enfant, se lève chaque matin à la même heure, attend que sa fille vienne l'habiller, lui serve sa patate chaude (c’est leur seule nourriture). Se révèle ici la passion intacte du maître hongrois pour l'élaboration puis l'acheminement de scènes s'enchaînant et se répondant en un beau principe de palimpseste. Au bout de ces deux heures vingt-six, les personnages perdent certes la partie, leur potentiel de survie ne suffisant pas à contrer une mort leur collant de toute manière déjà à la peau. Mais jusqu'au bout, pour être parvenu à préserver le spectacle de leurs derniers jours d'un pathos pourtant dangereusement proche, le cinéaste aura réussi le pari de réaliser l'antithèse parfaite d'un cinéma misérabiliste ou apocalyptique que l'on connait trop bien (Loach, Innaritu, Von Trier et Haneke dans leurs pires moments...). Proche en ce sens, finalement, d'un Pedro Costa (a-t-on vu pauvres gens aussi nobles depuis En avant, jeunesse ?), Béla Tarr conclut donc son œuvre, tout simplement, à son sommet.  Sidy Sakho


Cinéaste d’un temps réinventé, orfèvre perpétuellement traversé par la question de la condition humaine, chercheur invétéré des fondements du monde, Béla Tarr a façonné en neuf longs métrages, quatre courts métrages et un film pour la télévision, une oeuvre radicale et visionnaire, à la beauté formelle fascinante. Né à Pecs en 1955, il se voit refuser l’accès à l’université après avoir réalisé, avec la caméra Super 8 offerte par son père, son premier film amateur, jugé dissident dans la Hongrie communiste de l’époque. D’abord ouvrier de la réparation navale, dit-on, Béla Tarr sort diplômé de l’École Supérieure du Théâtre et du Cinéma de Budapest, débute sa carrière à la fin des années 80 par une trilogie sociale, fortement influencée par le cinéma direct et le travail du Studio Béla Balazs, dont il fait un temps partie. Nid Familial, L’Outsider et Rapports préfabriqués composent ainsi une vision saisissante de la réalité socialiste, dont les plus proches échos pourraient être certains films de Cassavetes et Tarkovski. Après une adaptation de Macbeth pour la télévision, en 1982, composée de seulement deux plans, soixante-sept minutes durant, Béla Tarr affirme son élégance de la mise en scène à travers une seconde trilogie, composée de Damnation, du film-fleuve Satantango et de son film le plus connu à ce jour, Les Harmonies Werckmeister, tous écrits avec l’aide du romancier hongrois Laszlo Krasznahorkai.


 Maîtrise du plan séquence, composition d’un noir et blanc magique et captivant, refus de la prédominance de la narration, le cinéma de Béla Tarr pénètre la beauté du monde avec une fulgurance emprunte d’ironie. On retrouve dans L’Homme de Londres, réalisé en 2007, à partir d’une oeuvre de Simenon, ce même désespoir incandescent. L’oeuvre de Béla Tarr se place au confluent des sciences sociales, de la littérature, du théâtre, de la peinture, de la musique et du cinéma. Une oeuvre encore méconnue en France, qui compte pourtant de nombreux admirateurs et connaisseurs à travers le monde, de l’écrivain Susan Sontag au critique Jonathan Rosenbaum, en passant par les comédiens Tilda Swinton et Michael Lonsdale ou encore les cinéastes Gus Van Sant, Jim Jarmusch et Guy Maddin. Comme l’analyse Émile Breton, dans le numéro 3 de la revue Cinéma, daté de septembre 2002 : « On ne peut pas dire que les films de Béla Tarr, du Nid familial et ceux qui le suivirent, situés sous le socialisme, aux Tango de Satan et Les Harmonies Werckmeister postérieurs à sa chute, fassent preuve d’un optimisme excessif quant à l’avenir de l’humanité. Reste pourtant ceci : tous, quels qu’ils soient, procèdent d’une telle jubilation dans l’invention d’une écriture à la hauteur de leur sujet profond, qu’il y a toujours de l’allégresse à les voir ou les revoir.
L’impression qu’ils ont été tournés dans la joie ». À l’occasion de la sortie en France de son film inédit, que le cinéaste annonce lui-même comme le dernier, Le Cheval de Turin, récompensé par l’Ours d’Argent, Grand Prix du Jury, ainsi que par le prix FIPRESCI, Prix de la Critique Internationale, au 61e Festival de Berlin.





 





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À la frontière des genres, entre chronique familiale, récit schizophrénique et conte apocalyptique, Jeff Nichols signe un film tout simplement brillant, et à tous les niveaux. Complexe, intelligente, Take Shelter nous manipule un temps sans nous prendre pour des imbéciles avant de laisser éclater une folie d’une puissance folle, celle de l’imaginaire et du cinéma. Take Shelter, en plus d’être beau à se damner et d’offrir à d’excellents acteurs des rôles en or, est un film à la construction d’une précision diabolique qui refuse le cynisme pour prendre dans ses bras le grand cinéma fantastique. La réussite est totale.


Sorti dans une relative et incompréhensible indifférence, le merveilleux Shotgun Stories marquait la naissance d’un grand réalisateur, sans le moindre doute. Ce genre d’affirmation étant toujours à remettre en cause lors de la difficile épreuve du second film, c’est peu dire qu’on attendait énormément de Take Shelter, présenté à Sundance il y a plusieurs mois et qui a créé l’évènement à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes. Jeff Nichols, c’est aujourd’hui avec James Gray, sous l’aile protectrice de Martin Scorsese, un des seuls réalisateurs au monde à savoir traiter le thème de la famille au cinéma. Après la guerre entre fratries, c’est au coeur d’une famille qu’il s’attaque, au couple avec enfant, un sujet des plus classiques qu’il va modeler pour raconter carrément autre chose et signer un des films les plus surprenants de ces dernières années. Jeff Nichols n’est pas de ces réalisateurs qui suivent un chemin tout tracé, et Take Shelter est une oeuvre chaotique, extrêmement claire, limpide même, mais transportée par les mouvements du chaos qui lui font transcender tous les genres desquels il s’approche. Le résultat c’est un second film magistral en tous points, qui traite autant de l’humain dans ce qu’il a de plus naturel que de l’apocalypse.

S’il échappe à toute comparaison étriquée, Take Shelter se situe quelque part entre Bug de William Friedkin et Phénomènes de M. Night Shyamalan. Ce qui peut être effrayant énoncé ainsi, surtout pour le second, constitue pourtant la comparaison la plus juste s’il fallait caser le film dans une boîte. Autrement, il s’avère plus intéressant d’y voir comme une variation occidentale au Kaïro de Kiyoshi Kurosawa. Sur un mode en apparence très différent, les deux films vont se construire puis se déconstruire jusqu’à la fin du monde, embrassant tour à tour la rationalité et le fantastique, jusqu’à perdre le spectateur et lui balancer une claque monumentale dans le final. Là où la différence se trace, c’est dans le doute. Kaïro laissait apparaître ses fantômes très tôt tandis que la menace de Take Shelter reste longtemps trouble. C’est que Jeff Nichols scrute plus l’individu face à ses failles que la société toute entière. Et le regard qu’il porte sur cette petite famille est d’une pertinence assez rare. Annonçant très tôt dans le récit le risque de schizophrénie chez le personnage de Curtis, il lui adjoint rapidement la maladie mentale avérée de sa mère. Par ce simple détail, au pouvoir dramatique évident, il va aborder le récit sur la folie comme peu avant lui l’ont réussi. Il va utiliser les mêmes artifices que les autres, y compris le méprisable Un Homme d’exception, faire de son héros un fou furieux craignant le complot, la fin du monde, construisant son abris dans l’attente d’une catastrophe impossible.


Mais, au même moment, à côté de ces codes du genre, Take Shelter surprend par ce personnage qui jamais ne va s’en prendre à ses proches. Alors que tous les personnages schizophrènes deviennent à un moment ou à un autre un véritable danger, Curtis prendra chaque décision pour protéger sa famille, toujours. Ainsi Jeff Nichols maintient le doute : est-il malade ou pas? Et dans ce climat d’apocalypse, le spectateur ne sait plus. Un film indépendant, traitant de la famille, et qui tomberait dans le fantastique? Non, c’est impossible. Quoique… On l’avait vu sur son film précédent, Jeff Nichols possède ce talent fou pour brouiller les pistes et proposer autre chose que ce qui était attendu, sans décevoir pour autant. Take Shelter n’est que la confirmation, ce cinéaste est fort, et l’émotion qu’il parvient à toucher dans le dernier acte est d’une puissance peu commune.


Jeff Nichols traite de la fin du monde comme personne, il trouve l’angle le plus original vu au cinéma depuis bien longtemps. Pendant deux heures qui passent en un clin d’oeil il signe un portrait familial aussi touchant que juste, lui adjoint une tragédie en sommeil effrayante, le pimente de moments de tension incroyables qui sont autant de tours de force de mise en scène (les visions d’apocalypse sont des modèles de puissance visuelle) et parvient à rester cohérent. Dans une ultime pirouette il balaye avec une classe démente et une paire de couilles énorme toute la thèse qu’il avait brillamment monté pour embrasser à bras le corps son personnage. Le final est tout simplement sidérant, d’un courage et et d’une maîtrise qui laissent les bras ballants. Porté par une urgence permanente et la présence pesante de l’instinct de survie, Take Shelter est une démonstration de grand cinéma, à la fois d’auteur et populaire, sans le moindre cynisme. C’est également l’occasion de voir à l’écran un couple d’acteurs rares mais pourtant parmi les plus grands du moment, Michael Shannon, encore une fois habité, et Jessica Chastain, lumineuse.

Nicolas Gilli